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textes

Deux manières de remonter à la source du mystère

Jean-Pierre Chambon - mars 2016



Je me souviens encore de l’un de mes tout premiers livres d’enfant. C’était un livre d’images, un livre d’avant les mots. Ses illustrations aux entrelacs minutieux me transportaient avec ravissement dans le labyrinthe d’une forêt. À chaque page, les branches semblaient devant mes yeux s’écarter pour former une voûte enveloppante sous laquelle je m’enfonçais, Petit Poucet rêveur, et ma délectation se trouvait avivée par le pincement au cœur du très vague sentiment d’inquiétude que suscitait une telle profusion. Tout l’espace silencieux fourmillait d’une activité secrète et entêtée qui était la vie même, la vie prenant racine, la vie à l’état natif saisie dans son patient jaillissement.
 
Devant les dessins et les photographies de Pierre Gaudu, je retrouve un écho de cette émotion première : l’impression d’être mis en présence d’un mystère originel et de remonter à la perpétuelle enfance du monde. Ses œuvres picturales et graphiques, d’abord, qui constituent l’axe fondateur de sa recherche, révèlent un univers souterrain en plein travail de métamorphose. D’un magma primordial se détachent des formes encore inabouties, indéfiniment fragmentées, contrariées dans leur individuation par une crispation fusionnelle qui voudrait les rendre à une totalité organique toujours régnante. L’œil est plongé au cœur de matières indécises, chairs, mousses, écorces, nébulosités, racines viscérales ou foliations sous-cutanées, apparues comme par génération spontanée entre les délinéaments d’encre que propagent leurs poussées incontrôlées. Tout est mouvement suspendu au sein de ce chaos instable, des vagues pulsatiles s’échelonnent en des successions de plis, des vortex retiennent la lumière au fond d’un puits vertigineux, des serpentements se transforment en torsions, des convulsions telluriques sont dissipées en volutes de brume, de nouvelles germinations succèdent déjà à de brèves efflorescences.

À travers cette substance encore indéterminée, les règnes s’interpénètrent en de complexes hybridations. Une surface rocheuse semble ainsi gainée d’une peau sensitive, laquelle se mue par endroits en écailles d’écorce. Ou bien c’est un écheveau de lianes ou une frondaison étranglée que la traction d’un muscle incorporé au tissu ligneux délivre d’un début de minéralisation paralysante.
La vision d’un monde en formation n’en finit pas de surgir et de proliférer sous la main de l’artiste. Pierre Gaudu ne suit que son inlassable intuition, s’en remet tout entier à la dictée des hasards, abandonne les sinuosités de ses tracés à des plissements aléatoires, son souffle graphique au vent réinventé, sa fantaisie surabondante aux caprices et alternances d’un courant mental continu. Cette improvisation permanente est une quête acharnée pour faire advenir des ténèbres intérieures et les illuminer d’éclaircies, et pour, du chaos, extraire une forme de beauté.

Le travail photographique de Pierre Gaudu procède de la même quête, émerveillée, mais à partir du versant concret, cette fois. Le contemplateur est invité à passer de l’autre côté d’un miroir à deux faces. Au reflet d’un univers intime se substitue alors celui du monde extérieur, aux détours de l’imaginaire répond l’immédiateté de la vue. Mais c’est le même domaine, ici transposé, le même royaume, le même microcosme, qu’observe et explore Pierre Gaudu.
 
La longue pratique du dessin a sans doute créé un tropisme, car l’œil de l’artiste paraît avoir retrouvé ce que la main avait figuré. Tout est là, qui redit le cycle d’une vie profonde, sur quoi s’est concentré le regard. Le hasard des configurations n’est plus créé par le trait aveugle, il est donné à voir, touché par la grâce de la lumière, là, sur la terre où il aura fallu savoir se pencher. Des feuilles mortes comme bleuies par le froid, leurs bords poudrés d’un rehaut de gel. La cotte de maille mordorée d’un lézard écrasé, le somptueux drapé d’un pied flétri de gentiane effondré au milieu d’une constellation de fleurs, des brindilles prises dans la boue qu’un rayon de soleil change en or. Des ombres dansant dans le creux d’un chemin, des traces de pas dans la neige fondante révélant un tapis de feuilles, des gouttes de lumière éclaboussées sur des pierres à l’entrée d’une grotte. Tout est là - presque rien -, humblement posé dans la splendeur.

Ce qui était suggéré dans les dessins en tant qu’élan vers une forme trouve sur les photographies une traduction concrète, un équivalent tangible issu du monde élémentaire. De même et inversement, ce que l’œil a su saisir des signes épars de l’enchantement terrestre sera transposé dans les dessins, à travers les mille détails qui les animent, en un troublant jeu de coïncidences et d’échos. Par ses deux sortes d’images, encres ou prises de vue, Pierre Gaudu nous remet en contact avec la source secrète où s’abreuvent la joie et la mélancolie du monde.
 



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Pierre Gaudu
pour le musée Géo-Charles / décembre 2012
dossier expo "et si ce n'était pas la mélancolie"


Pour moi la photographie ne commence pas forcément avec un beau sujet, elle commence comme une rencontre, parfois fulgurante, dans un bain de lumières et de contrastes. La photographie naît de cet instant précis et précieux, où s'entrecroisent tous les paramètres émotionnels et de construction de l'espace, dans une suite accélérée d'intuitions et de possibles.

Je ne m'interroge que très rarement sur ma démarche de photographe. S'il y a démarche elle ne peut être qu'intuitive et non liée à une volonté ou à un processus de création annoncé. Je découvre simplement qu'un projet me tire toujours plus en avant, qu'il est relié à une exigence intime, source de jouissance presque indicible à mon sens. Peut-on d'ailleurs parler de démarche dans ce type d'approche intuitive tant elle est dépendante de mes états-d'âme, mélancolie, éblouissement, émotivité, exaltation.

Mon travail photographique dit une quête permanente liée à la Nature vénérée depuis toujours, un besoin vital de réactiver l'enfance lointaine, un besoin de resacraliser ce que notre époque a banalisé et pour finir saccagé.

Là où la création picturale impose une introspection parfois source d'angoisses insupportables, la photographie prend le relais, tout en brillance et légèreté, pour me transporter vers des espaces ouverts et des sentiers poétiques. C'est en marchant que je questionne ma pratique de la photographie, l'idée du paysage, comment aller au-delà de ce que j'ai déjà réalisé, comment faire plier mes habitudes, comment trouver mon écriture autour de la lumière, comment voir mieux.

J'ai ce besoin impérieux de me retrouver sur ces sentiers cent fois foulés... de faire « le tour du propriétaire » moi qui ne possède aucun bien - je les possède tous - Laffrey et le grand lac, le Grand Serre, le plateau Matheysin, le Valbonnais, le Valjouffrey (mon dernier coup de foudre) où j'ai bien dû me rendre une dizaine de fois cet été. J'ai mes torrents en tête, ceux de mon enfance... celui du Bruyant dans le Vercors, de la Bonne, celui du Grand Serre. J'ai mes pierres au bord des sentiers et les plus belles qui me calment, mes arbres, les plus grands qui m'enseignent la sagesse et depuis quelques temps cygnes, bernaches et autres volatiles qui m'enchantent et illustrent l'ivresse des pleines lumières, des grands espaces.

Depuis quelques temps j'ai éprouvé le besoin de me poser dans les allées des jardins parcs et roseraies, serres, intermédiaires entre la nature et l'homme. Ainsi au lendemain d'un vernissage en novembre dernier, pour dévier un moment de solitude je me suis retrouvé dans un domaine grouillant de vie, de volatiles, de rires et d'enfants, de touristes, d'arbres beaux comme des cathédrales... depuis j'ai fait de ce lieu un monde à moi, un projet.

Finalement j'en arrive presque à penser que j'ai des rendez-vous avec certains
sujets, j'imagine même que se sont eux qui me choisissent... Une femme blême et solitaire en bout de banc, sous un majestueux bouquet de platanes, « conte de la forêt » Un cygne noir immobile, constellé de perles de pluie entrouvre un oeil, puis le referme apaisé, m'offrant ainsi comme un trésor, le temps de pose « signe des temps »


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Natsume Soseki

Si l'on songe que c'est la terre que l'on foule, on finit par veiller à ce qu'elle ne s'entrouvre pas. Il suffit de penser que le ciel nous surplombe pour craindre que la foudre ne s'abatte sur nous. La société exige que l'on affronte les autres pour sauver son honneur, si bien que l'on n'échappe pas aux souffrances du monde d'ici-bas. Pour quiconque vit sur la terre orientée par l'est et par l'ouest et doit marcher sur la corde raide des avantages et des désavantages, vain est l'amour. La richesse qui s'offre à vos yeux n'est que fange. [...] Ce qu'on appelle le plaisir se produit par arrachement aux choses et implique toutes sortes de peines : seuls les poètes et les peintres atteignent la pureté absolue en saisissant sans détour l'essence de ce monde d'oppositions. Ils savourent la brume, s'abreuvent de rosée, ils apprécient le pourpre et ils discutent l'incarnat, sans jamais se plaindre d'en mourir. Leur plaisir ne s'attache pas aux choses. Ils s'assimilent à elles et deviennent eux-mêmes ces choses. Et lorsqu'ils s'y sont totalement identifiés, ils ne trouvent plus d'espace pour y ériger leur soi, dussent-ils passer au crible le vaste monde.

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